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AMPLEGEST : Des fonds obligataires thématiques "défense" sont-ils envisageables ?
7/4/2025

Difficile d’envoyer un hebdo sans dire un mot de l’entrée en vigueur des droits de douane mais nous n’en dirons qu’un très rapide car cela était annoncé depuis déjà plusieurs semaines et il n’y avait aucune raison, ni prémices de négociation pour croire que cela n’arriverait pas… Point de surprise en somme bien que les marchés actions aient réagi jeudi comme s’ils découvraient une mauvaise nouvelle… Simplement parce que jusqu’au dernier moment beaucoup pensaient : "ils ne vont pas le faire…" Nous avons souvent parlé de biais d’optimisme dans nos publications et ce type de consensus sur la possibilité qu’un évènement négatif déjà annoncé et plus que probable ne se matérialise pas en est caractéristique.
Pas d’impact complémentaire long terme donc sur les marchés hormis ce qui l’était déjà : une croissance plus aléatoire et plus faible de part et d’autre de l’Atlantique, une dichotomie sectorielle forte et des vecteurs complémentaires d’inflation aux USA et en Europe : un pas de plus vers un scenario de stagflation donc, mettant les banques centrales en difficulté, renforçant la probabilité de taux longs élevés, augmentant la prime de crédit des Etats et la volatilité, accentuant la correction sur les valorisation des actifs long terme.
Mais c’est un autre sujet que nous voulions aborder dans notre hebdo du jour : depuis quelques semaines et les annonces de création de plans d’investissement et de fonds autour du sujet de la défense, quelques interlocuteurs nous demandaient si les fonds obligataires pourraient en être un des véhicules, ce qui permettrait de soutenir une telle initiative, si tant est qu’on le souhaite, tout en préservant un positionnement prudent.
Il se trouve qu’un fonds obligataire « défense » ne nous semble pas vraiment envisageable, en raison de la structure même du marché obligataire, des spécificités des entreprises de ce secteur et plus généralement de la non-pertinence des fonds obligataires thématiques.
Partons tout d’abord de l’aspect le plus simple du sujet, le gisement disponible car il est toujours facile de parler ‘en théorie’ mais on ne peut investir que sur ce qui existe. Nous aborderons ce sujet du point de vue du nombre d’obligations disponibles dans la mesure où un fonds thématique ou opportuniste de quelques dizaines ou centaines de millions d’encours n’a pas de raison d’investir en fonction de la taille totale du marché et des encours totaux des émetteurs mais en fonction des obligations disponibles et qu’il trouve attractives avec ses propres contraintes, ici le secteur de la défense.
Le marché des obligations d’émetteurs européens (car le sujet actuel de l’investissement dans la défense rejoint précisément celui de la souveraineté européenne) de plus de 100 millions d’euros (ce qui permet d’exclure la plupart des micro obligations sur mesure, notamment de type produits structurés), sur lesquels on peut donc envisager un investissement de 1 à 3M€, compte environ 28 000 obligations réparties comme suit :
- 5 000 obligations souveraines ou équivalents (dont 4000 libellées en Euro)
- 15 000 obligations d’entreprises financières, en particulier banques et assureurs (dont 10 000 libellées en Euro)
- 8 000 obligations d’entreprises non financières (dont 5 000 libellées en Euro)
En appliquant ensuite un filtre sur le secteur « Aéronautique et Défense » sur le gisement des 8000 obligations d’entreprises européennes, il reste en tout et pour tout… 80 obligations réparties sur 17 entreprises ! Autant dire qu’il serait présomptueux, pour ne pas dire mensonger, de prétendre constituer un fonds obligataire diversifié et sélectif à partir de cet univers investissable au sein duquel on peut nommer Airbus, MTU, Leonardo, Thales, BAE, Safran ou Rolls-Royce, dont certains sont d’ailleurs beaucoup plus liés à l'aéronautique qu'au secteur de la défense.
« Oui, mais… » diront certains, « on pourrait considérer que tout ce qui peut favoriser et promouvoir la défense européenne peut être intégré dans l’univers investissable, ce qui le rend de facto plus large ». Partant de ce principe, on pourrait donc considérer que l’industrie lourde est utile à la défense, que les Etats sont utiles à la défense, que l’industrie automobile, l’informatique, les telecoms, l’agroalimentaire même sont utiles à la défense.
Et l’on n’exclurait finalement que quelques secteurs bien spécifiques comme les jeux, les loisirs et la mode, aboutissant finalement à un fonds obligataire tout à fait lambda n’ayant que deux caractéristiques principales :
- Des entreprises européennes
- De belles justifications marketing pour justifier chaque investissement non directement lié au secteur de la défense, caractéristique que nous remarquons d’ailleurs dans de nombreux fonds « thématiques » sur moult sujets…
Mais pourquoi le secteur de l’aéronautique et de la défense est-il à ce point sous représenté dans le marché obligataire ?
Sans s’apesantir trop longtemps sur le sujet, voici quelques explications pour les grandes entreprises du secteur :
- Un marché monopolistique ou oligopolistique lié à l’histoire, à la réglementation européenne et aux barrières à l’entrée
- Un lien fort avec les Etats qui peut se traduire parfois par des liens capitalistiques ou de financement sans dette (co-financement, programmes de recherche, paiement de commandes à l’avance, …)
- La nécessité pour ces entreprises de disposer et maintenir une excellente qualité de crédit (donc peu d’endettement et peu d’obligations sur le marché) pour
- Garantir l’exécution de contrats à des clients peu nombreux et souvent étatiques
- Financer des projets de recherche et d’investissements longs et coûteux
- Limiter la dépendance à des investisseurs, actionnaires ou créanciers (notion de « souveraineté déléguée »)
A l’autre bout de la chaîne, on trouvera une multitude de petits sous-traitants, souvent spécialisés sur un maillon de la chaîne très spécifique de valeur finale, ne travaillant que pour quelques, voire un seul, donneur d’ordres et réalisant quelques dizaines ou centaines de millions d’euros de chiffre d’affaires, phénomène encore plus important que dans le secteur automobile par exemple. Ces entreprises sont souvent beaucoup trop risquées et confidentielles pour se financer sur le marché obligataire. On pourra en revanche les trouver sur des fonds d’actifs non cotés, en particulier le private equity ou le financement de projets, qui pourraient donc être des supports plus propices à un fonds « défense ».
Si la défense n’est pas propice, d’autres secteurs le sont-ils plus pour des fonds obligataires thématiques ou sectoriels ?
Les fonds thématiques sont assez courants sur les marchés actions car ils permettent de prendre une position sur une tendance long terme de l’économie ou de la société. Les actions d’un tel fonds ont donc un point commun majeur et on peut imaginer, une fois l’analyse fondamentale réalisée, qu’elles seront portées, à long terme, par la même tendance de fond.
De plus, espérer obtenir plus de rendement sur l’obligataire signifie se positionner sur des entreprises en difficulté puisque le rendement instantané dépend de la situation instantanée de l’entreprise. Ainsi, une thématique à fort rendement va, de facto, à contre courant du marché et répond donc moins à la logique « thématique » surfant généralement sur une tendance plébiscitée par le marché. Voici les raisons qui nous font penser qu’un fonds sectoriel obligataire n'est pas un véhicule pertinent :
- Sur l’obligataire, il ne faut pas oublier que la composante « sectorielle » est finalement assez modérée face aux autres composantes qui feront la performance et le comportement d’un fonds.
- Les taux d’intérêt : sur une obligation BBB par exemple, on peut considérer qu’à peine 20% à 30% du rendement embarqué vient de la composante ‘entreprise’.
- La duration : se positionner sur le marché obligataire c’est surtout choisir un horizon de placement entre 1 an et 50 ans sur une catégorie de risque de crédit. Or tous les secteurs n’ont pas tous les types de qualité de crédit (par exemple, la défense n’aura pas ou quasiment pas de qualité « high yield » ) et tous les émetteurs n’ont pas toutes les maturités disponibles ; ainsi, se limiter à un secteur et à quelques entreprises peut être une contrainte trop forte en terme de positionnement en duration.
- La maturité des titres : se positionner sur une thématique de long terme comme la défense ou le troisième âge nécessite du temps pour rendre cet investissement rentable. Or les obligations ont une maturité et il n’est jamais certain que le portefeuille pourra rester homogène à travers le temps en fonction des maturités des obligations. Ainsi, un refinancement bancaire, une réduction du levier, une modification de l’échéancier ou une amélioration du rating peuvent modifier significativement un portefeuille obligataire « thématique ». Par exemple, un portefeuille « matières premières » aurait été high yield en 2016-2018 et investment grade à partir de 2020-21, ce qui change fondamentalement le profil de risque et de rendement d’un fonds de ce type.
- L’analyse crédit fondamentale et le bond picking n’accorde pas autant d’importance au secteur que l’analyse actions pour deux raisons :
- Premièrement, le rendement obligataire est cappé et ne vaut que sur la maturité du titre, ce qui limite l’intérêt de se concentrer sur un thème particulier puisque le rendement attendu à long terme serait le même que sur d’autres secteurs, la diversification en moins. Dans un exemple non sectoriel mais ESG, on a par exemple vu fleurir, il y a quelques années, des fonds « green bonds », qui étaient finalement, là aussi, une catégorie d’obligations équivalentes aux autres en termes d’émetteurs mais plus restreinte par une caractéristique précise. In fine, à cause de cette restriction d’univers d’investissement et des flux de ces fonds ‘à la mode’, les « green bonds » offraient moins de rendement, et donc de performance attendue, que les obligations équivalentes non étiquetées « green ». Moins de performance pour le même risque, voire plus de risque puisque la volatilité potentielle s’en trouvait de facto plus importante, c’est l’opposé de ce qu’on attend d’un gérant financier et de ce qu’on peut aussi attendre d’un fonds thématique, censé se positionner sur une tendance ‘porteuse’ à long terme.
- Deuxièmement, dans l’analyse crédit, la situation bilantielle et la politique financière jouent finalement plus que le secteur et, si l’on peut dire actuellement qu’il faut éviter le secteur automobile sur les actions car les perspectives de croissance et de résultats sont moroses, on peut en revanche trouver, dans le crédit, quelques situations d’entreprises aux bilans corrects, aux politiques financières relativement prudentes et aux rendements supérieurs à 10%, ce qui peut être aussi bien que d’investir sur une entreprise de telecoms ou de grande distribution, secteurs a priori moins cycliques et plus propices, surendettés ou défavorisant systématiquement le créancier (qui n’a pas de droit de vote) au profit de l’actionnaire, comme ce fut le cas de Casino ou Altice en leur temps
- Parce que le rendement des actions à long terme peut-être théoriquement infini, une thématique peut attirer des investisseurs sur une longue période sans perdre son potentiel et son pouvoir de séduction. A l’inverse, parce que le rendement obligataire est limité au rendement du coupon et au remboursement à 100% à une maturité donnée, une thématique obligataire sera généralement de courte durée et aura du mal à durer suffisamment longtemps pour justifier de créer un fonds spécifique, à moins de rendements élevés durables sur un pan de marché, ce qui est rare et passe forcément par une crise.
- Les vagues sectorielles d’endettement ou crise de crédit majeure et généralisée sur tout un secteur, ce qui pourrait justifier un fonds thématique à une échéance donnée par exemple, ne sont pas très fréquentes, voire très rares, a fortiori en Europe. On se souviendra notamment de la crise bancaire de 2008, qui a donné naissance à quelques fonds spécialisés sur le secteur mais dont la pertinence est moins flagrante actuellement une fois la réglementation assimilée par la plupart des équipes obligataires et les rendements plus ou moins normalisés, de la crise des matières premières en 2016 qui concernait plutôt les USA et leurs multiples entreprises ayant investi sur le pétrole non conventionnel ou de la crise des foncières européennes encore en cours…
- Les opportunités d’un fonds obligataire ‘thématique’ offrant plus de rendement à long terme viennent donc des crises majeures sur un pan de marché, et qui dit crise dit, par définition, une défiance majeure des investisseurs sur la thématique en question, ce qui va généralement à l’encontre de la possibilité de création d’un fonds sur le moment puisqu’une part très congrue d’investisseurs se sentiraient à même de se positionner sur ces entreprises en crise (sinon leurs rendements ne seraient pas aussi hauts)… « cqfd » diraient certains.
En conclusion, il ne nous semble pas qu’un fonds obligataire géré selon la logique du rapport ‘rendement-risque’ de la gestion de portefeuille, de l’analyse financière et de l’analyse crédit en particulier puisse être constitué sur une thématique aussi restrictive qu’un secteur comme la défense. Cependant des thématiques plus larges comme la souveraineté, comme l’ont fait certains confrères, peuvent être abordées mais nécessitent une analyse approfondie des entreprises qui se rapprochera tout à fait de l’ESG, avec peut-être un accent sur le S et sur des thématiques assez peu couvertes actuellement par les agences de notation ou cabinets d’analyse : part des fournisseurs et des clients locaux ou étrangers, part des créanciers et actionnaires locaux ou étrangers, dépendance aux matières premières de telle ou telle zone géographique, importance de l’offre de l’entreprise dans l’indépendance d’un pays dans tel ou tel domaine.
Nous ne pensons donc pas qu’il existera de fonds obligataires « défense » en Europe mais pas d’inquiétude, les investisseurs obligataires, qu’ils soient privés ou institutionnels, seront tout de même les premiers contributeurs à tous les plans d’investissements des Etats européens sur le sujet car ceux-ci passeront inéluctablement par les finances publiques… et les obligations d’Etat, dont le gisement pléthorique à venir devrait lui laisser libre cours à toutes les créations de fonds possibles sur toutes les maturités et avec des rendements probablement de plus en plus élevés…
Matthieu Bailly, Octo Asset Management